Optique et cristaux: une longue histoire de techniques et de sciences

De nombreuses techniques furent maîtrisées (feu -500000, lampe à huile/arc à flèche -20000,  élevage -12000, agriculture -8000, poterie -7000, textile -6000, pesée et irrigation -5000, transports terrestre et fluvial -3500, etc.) non seulement bien avant que les lois de la combustion, de la mécanique du solide et des fluides, de la biologie et de la génétique, de la chimie du solide, de la gravitation, ne furent comprises, mais même avant que tout système d’écriture (-3500) et d’alphabet (-1500) ne soient inventés. Les âges du cuivre (-4000) et du bronze (-3600), puis du fer (-1000), dont la succession ont fait dire à Jacques Livage que « l’histoire de l’Humanité est inscrite dans le diagramme d’Ellingham », et même l’invention par Galilée du premier thermomètre (1592), intervinrent bien avant que les lois de la thermodynamique et les diagrammes d’Ellingham ne soient connus. Il s’agissait de développements et de perfectionnements techniques artisanaux dont la conception n’était pas basée sur une connaissance scientifique moderne. Le développement des techniques optiques a aussi connu une phase similaire.

Dans son ouvrage sur les pierres, Théophraste (-372/-287) mentionne que dans la Grèce antique, certaines personnes pouvaient porter des sceaux en quartz prase (SiO2) pour améliorer leur vue, et que des miroirs d’ornement étaient fabriqués à partir de roche obsidienne polie d’Orchomène en Arcadie. Les propriétés de transparence des minéraux étaient recherchées pour la fabrication de sceaux. Pendant l’empire romain, dans la région de Segóbriga en Espagne, des mines de gypse transparent (CaSO4·2H2O) étaient exploitées pour leur gisement en monocristaux lamellaires géants utilisés pour fabriquer des vitres de fenêtres. L‘utilisation plus systématique de lentilles convexes pour améliorer la vue (les premières « lunettes » pour la presbytie en quelque sorte) sont mentionnées par Roger Bacon en 1249, tandis que les lunettes à lentille concave pour la myopie sont conçues par Nicolas de Cuse en 1451. Les premiers miroirs en verre clair à face arrière recouverte de métal datent de 1291, mais ce ne sera qu’à partir de 1688 que des vitrages et des miroirs en verre deviendront couramment disponible, notamment en France. En 1590, Janssen invente le premier microscope en insérant deux lentilles convexes dans un tube qui portera son nom. Quelques années plus tard en 1608, Lippershey invente sur le même principe le télescope, et Galilée lui emboîte le pas l’année suivante avec sa fameuse lunette astronomique. La loi de la réfraction de la lumière est découverte par Snell en 1621. En 1665, la découverte par Grimaldi de la diffraction de la lumière est publiée à titre posthume. Newton découvre le spectre de la lumière dans le visible grâce à des prismes en verre en 1666, et invente en 1668 le premier télescope à réflexion, en refocalisant la lumière grâce à des miroirs courbés et non des lentilles convexes, pour tenter de corriger les aberrations chromatiques des premiers télescopes. En 1669, Bartholin découvre dans du spar d’Islande la double réfraction (la biréfringence de la calcite monocristalline, CaCO3). La découverte de tels cristaux dans un bateau échoué deux siècles avant l’introduction des polariseurs en optique, l’Alderney Elizabethan, incite certains physiciens, historiens et archéologues à penser que la dépolarisation par rotation de tels cristaux a pu servir aux Vikings pour repérer la direction du Soleil en navigation sous les latitudes menant de la Norvège à l’Amérique, et ce même par temps couvert. En 1733, Hall invente la première lentille achromatique, qui permettra de réduire la taille et d’améliorer les images des télescopes. En 1784, Franklin fabrique les premières lunettes bifocales, pour soulager sa presbytie et sa myopie simultanées. En 1800, Herschel découvre le rayonnement infrarouge en exposant un thermomètre à différents rayons (décomposés) du Soleil. Alors que ni les lois de la thermodynamique, ni celles du rayonnement ne sont encore connues, que la nature de la chaleur et de la lumière restent incomprises, il se rend compte que des rayons en-deçà du rouge, invisibles à l’œil nu, chauffent significativement le thermomètre. Ainsi, jusqu’au 18ème siècle, le développement des premiers composants (fenêtres, lentilles, prismes, miroirs, « polariseurs », etc.) pour des dispositifs optiques qui nous paraissent aujourd’hui rudimentaires, se fait de manière très artisanale, sur la base d’observations empiriques et grâce à l’ingéniosité de quelques rares individus. Seule la loi de la réfraction semble connue.

Concernant les composants optiques cristallins, la cristallographie en tant que science moderne n’apparaît qu’à partir de 1781, avec les observations de Haüy sur les propriétés de clivage mécanique de la calcite. En 1801, les expériences d’interférence de Young démontrent la nature ondulatoire de la lumière et ouvrent la voie à sa conceptualisation rationnelle (longueur d’onde, polarisation, etc.). En 1808, grâce à ses expériences sur des cristaux de spar d’Islande, Malus découvre la lumière polarisée et les moyens de la produire et de la maîtriser, ce qui impactera non seulement l’optique, mais aussi la chimie avec la mise en évidence par Biot en 1815 de l’activité optique (le pouvoir rotatoire) de molécules organiques en solution (premières expériences d’analyse de polarisation). Biot découvre également cet effet de rotation du plan de polarisation de la lumière dans des cristaux de quartz. En 1814, Fraunhofer, cherchant toujours à améliorer la qualité des lentilles et des prismes qu’il fabriquait, découvre presque 600 lignes spectrales du Soleil, lignes qui portent son nom et dont il établit la nomenclature. En 1818, Fresnel publie un traité mathématique qui considère, en plus des ondes longitudinales de Young, les ondes transverses de la lumière et rend ainsi compte de tous les phénomènes connus de réflexion, de réfraction, de diffraction, de biréfringence dans les cristaux de spar d’Islande et de polarisation de la lumière que les seules ondes longitudinales ne pouvaient expliquer. Avec Young et Fresnel, on peut dire que l’optique est pleinement entrée dans sa phase d’existence en tant que discipline scientifique. Il semble que les cristaux de quartz, mais plus encore de calcite, aient joué un rôle déterminant dans cet avènement. En 1820, Fraunhofer invente le premier réseau de diffraction, qui remplacera les prismes dans l’étude des spectres optiques. En 1825, Airy, qui souffrait d’astigmatisme, conçoit les premières lentilles oculaires pour corriger cette condition. En 1829, les prismes de Nicol sont inventés à partir de cristaux de spar d’Islande collés en configuration inversée avec du baume canadien séparant les deux rayons réfractés à l’interface entre les deux cristaux, ouvrant ainsi la voie à la technique polarimétrique et à des mesures quantitatives précises de rotation de polarisation. Lister invente le premier microscope achromatique en 1830, permettant d’observer les vaisseaux sanguins et d’étudier les bactéries. En 1848, Fizeau découvre l’effet Doppler appliqué à une source lumineuse en mouvement : le décalage de ligne spectrale, et l’année suivante Foucault, son assistant, effectue la première mesure de la vitesse de la lumière dans l’air et dans l’eau, et découvre que cette vitesse dans n’importe quel milieu est égale à la vitesse de la lumière dans le vide divisée par l’indice de réfraction du milieu. En 1850, Melloni invente une thermopile qui lui permet de détecter le rayonnement infrarouge découvert par Herschel et montre qu’il possède bien les propriétés de polarisation et d’interférence de la lumière. En remplaçant son prisme en verre, qui absorbait dans l’ultraviolet, par un prisme en quartz, Stokes enregistre en 1852 le spectre ultraviolet de la lumière solaire. En 1859, Kirchhoff établit les signatures atomiques spectrales de nombreux éléments chimiques chauffés en phase vapeur, en découvre de nouveaux dans la foulée, et démontre que des éléments chimiques présents sur Terre existent aussi dans l’atmosphère du Soleil. Il définit en 1860 le rayonnement de corps noir, prémisse de ce qui quatre décennies plus tard allait devenir la physique quantique. En 1865, les équations de Maxwell unifient des phénomènes aussi apparemment disparates que l’électricité, le magnétisme et la lumière. En 1879, Edison invente l’ampoule électrique et Stefan découvre la loi en T4 du rayonnement total d’un corps chauffé à une température absolue T. En 1881, Michelson invente son interféromètre, une des premières technologies optiques assemblant divers composants optiques (miroirs réfléchissants, lames semi-réfléchissantes, télescope, lames en verre à faces parallèles, source lumineuse, etc.) selon un plan inspiré des équations de Maxwell dans le but de mesurer le « mouvement absolu » de la Terre par rapport à un hypothétique « éther » au repos. L’année suivante il améliore la première mesure de la vitesse de la lumière initialement faite par Foucault. En 1887, avec Morley, ils répètent l’expérience d’interférométrie après l’avoir améliorée, et échouent à montrer un quelconque « mouvement absolu » de la Terre par rapport au supposé éther. Les physiciens croyaient que les ondes lumineuses étaient des ondes se propageant dans un milieu appelé éther, dans lequel la Terre était supposée baigner. La même année, Hertz découvre l’effet photoélectrique et l’année suivante détecte les premières ondes radio, confirmant la théorie de Maxwell et montrant que la lumière ne constitue qu’une petite partie du spectre électromagnétique. Autre déduction de la théorie de Maxwell, la pression de radiation est observée et mesurée en 1892 par Lebedev, et l’année suivante Wien établit la loi à son nom reliant la longueur d’onde du maximum de radiation émise par un objet chauffé à l’inverse de sa température absolue T. Le tournant du 20ème siècle est marqué par les discussions consécutives à « l’échec » de l’expérience de Michelson et Morley (Fitzgerald, Lorentz), et par la dépendance en longueur d’onde du rayonnement de corps noir (Kirchhoff, Wien, Rayleigh). Planck résout cette dernière énigme en découvrant l’existence des quanta d’énergie en 1900. Ainsi, il clôt une ère dite de la physique classique pour ouvrir celle de la physique moderne. Par touches successives, entre les grandes percées théoriques de Young et Fresnel (1801-1818) et de Maxwell (1865), il semble que la motivation du développement technique soit passée de finalités pratiques assez banales (mieux voir, naviguer) à une finalité pilotée par la connaissance scientifique (tester des théories). L’interféromètre de Michelson apparaît comme un exemple emblématique de cette évolution. Cette technologie assemble des briques techniques plus « élémentaires » avec un « plan » scientifique et une volonté de tester des prédictions théoriques.

En 1905, Einstein publie la théorie de la relativité restreinte, qui suppose que la vitesse de la lumière dans le vide est constante quel que soit le mouvement de la source par rapport à l’observateur, et aboutit aux conclusions que la notion de « mouvement absolu » de la Terre n’a aucun sens, que l’éther est une chimère et que masse et énergie sont équivalentes. Einstein publie également sa théorie de l’effet photoélectrique : il découvre que le rayonnement électromagnétique lui-même est constitué de quanta de matière, appelés photons et qui possèdent aussi un caractère corpusculaire. Outre son prix Nobel en 1922, cela débouchera sur la dualité onde-corpuscule, propriété fondamentale de la matière à la base de la première révolution quantique dont il est le père fondateur. Enfin, cette même année, il publie sa théorie du mouvement brownien, qui laissera une trace indélébile dans tous les problèmes de diffusion en physique et chimie de la matière condensée. En 1917, deux ans après avoir publié sa théorie de la relativité générale, Einstein marque encore la physique de son génie hors-norme, en identifiant les trois mécanismes fondamentaux entre un champ radiatif et un système atomique : l’absorption stimulée, l’émission spontanée et l’émission stimulée, et en établissant leurs relations quantitatives, dans un article qui inspirera l’invention du pompage optique et du premier laser à rubis (Al2O3:Cr3+) en 1960.

Les techniques optiques ne sont désormais plus séparables de la physique quantique qui permet de comprendre les propriétés des cristaux pour l’optique. Les techniques et la connaissance physique se fécondent réciproquement et une certaine accélération, par rapport à la période historique pré-Maxwell, des découvertes scientifiques et des progrès industriels se produit. Comme le dit Alain Aspect, prix Nobel de physique 2022 : « L’invention du laser ou de l’ordinateur n’aurait pas pu se faire sans une compréhension profonde du monde quantique. Ce n’est certainement pas un bricoleur dans son garage, en Californie ou ailleurs, qui aurait pu inventer le laser. (…) Le laser ne pouvait être inventé que par des physiciens qui avaient compris comment la lumière est émise ou absorbée dans la matière, dans le contexte quantique et de la dualité onde-corpuscule ». Alain Aspect rappelle que la fabrication des circuits intégrés par assemblage de semiconducteurs a requis le développement approfondi de procédés de purification des matériaux (et de croissance des cristaux). Le même constat peut être fait à propos des cristaux pour l’optique dont la maîtrise des procédés de purification, de dopage, de micro-nano-structuration est toujours plus poussée. Le laser, fils de la première révolution quantique, est aujourd’hui au cœur de la deuxième révolution quantique (technologies de manipulation et de transmission de l’information quantique), basée sur la propriété de l’intrication d’états de la matière. Ces révolutions ont un caractère d’ingénierie éminemment technique et scientifique qui rend impératifs la formation et les échanges professionnels entre tous les corps de métiers de toutes les disciplines qui seront évoquées dans ce document sur les questions de technologie optique : physique quantique et théorie électromagnétique, optique classique et quantique, spectroscopie optique, science des matériaux, cristallographie et croissance cristalline.